Aliaa Elmahdy, en torse à Allah

PORTRAIT A l’heure du procès des Femen à Tunis, rencontre avec la jeune Egyptienne, féministe et athée, qui a posé nue sur son blog.

Par QUENTIN GIRARD
Aliaa

(Aliaa Elmahdy, le 6 juin 2012, à Paris. Photo Guillaume Herbaut Institute.)

Elle est nue. Elle porte seulement des bas noirs à pois un peu grossiers, des ballerines et un chouchou. Hormis des petites pointes de rouge, la photo est en noir et blanc, pas très belle, mais là n’est pas l’enjeu. Aliaa Elmahdy ne sourit pas, elle regarde l’objectif, sérieuse. Fin octobre 2011, la jeune Egyptienne poste cette image sur son blog. La place Tahrir est toujours en ébullition. Elle se présente comme étudiante en communication, «athée», «individualiste», et explique qu’elle se bat«contre une société de violence, de racisme, de sexisme, de harcèlement sexuel et d’hypocrisie». Sur Twitter, elle affirme qu’il n’y aura pas de révolution politique sans changement radical des mentalités.

Très vite, cette photo est reprise sur les réseaux sociaux. Une montagne de critiques s’abat sur la jeune féministe dans tout le monde arabe. Aliaa Elmahdy doit se cacher, avant d’être invitée à une conférence en mars 2012 en Suède et d’y rester, par sécurité. Elle a à peine 20 ans.

Un an et demi plus tard, nous la rencontrons à Paris, au Lavoir moderne, dans le XVIIIe arrondissement. Ce lieu abrite depuis quelques mois le camp de base des Femen. Le mouvement d’origine ukrainienne l’a contactée, l’Egyptienne a été séduite, les a rejointes. En décembre, à Stockholm, dans la neige, elles ont manifesté complètement nues pour protester contre la nouvelle constitution égyptienne. «La charia n’est pas une constitution», a-t-elle écrit sur son corps.

A Paris, elle est venue apporter son soutien à Amina et aux activistes européennes incarcérées à Tunis, dont le procès reprend ce mercredi. Avec neuf autres militantes, elle a parodié une prière devant l’ambassade de Tunisie, s’allongeant sur un tapis de revendications, proclamant «Amina Akhbar». Le slogan «There will be million of us»était peint sur son torse, «Nous serons des millions».

Quelques heures après, la blogueuse égyptienne s’est changée, s’est recoiffée et a mis du rouge à lèvres pour la photo. Si son corps est devenu un symbole, sa parole reste mystérieuse. Aliaa s’exprime rarement. Elle n’aime pas les journalistes. «A chaque fois, mes propos sont modifiés. On me fait dire ce que je n’ai pas dit», regrette la jeune femme. Elle baisse les yeux, cela l’énerve. Encore aujourd’hui, elle ne voulait pas répondre. Elle ne l’a fait qu’à la demande d’Inna Shevchenko, la leader des Femen. Leurs deux personnalités semblent opposées. Là où l’activiste ukrainienne est une experte médiatique, volubile et charismatique, Aliaa est timide, bute parfois sur les mots en anglais, donne l’impression de refuser une célébrité qui lui est tombée dessus. Et pourtant, estime Inna : «Nous avons dû toutes les deux quitter notre pays pour nos idées. Nous nous sommes immédiatement comprises, c’est devenu un membre de la famille.»

Aliaa se méfie, pèse chacun de ses mots. Du coup, cela se termine souvent par une phrase lapidaire : «Je veux pouvoir faire autre chose que de répondre aux journalistes.» On lui dit que cette timidité dans le verbe surprend alors qu’elle est capable de manifester, nue, dans la rue, devant une nuée de photographes. La blogueuse hésite : «Je ne sais pas, il existe peut-être en moi les deux opposés

De sa jeunesse à Héliopolis, quartier plutôt chic du grand Caire, cette fille unique ne garde que de mauvais souvenirs. «J’ai eu une enfance très difficile, se souvient-elle. Mon père, ingénieur, officier à la retraite, me battait pour un oui ou pour un non.» Sa mère est comptable. Elle ne leur parle plus. Son esprit critique, elle l’explique simplement :«Adolescente, j’ai commencé à réfléchir. Les hommes n’aiment pas les femmes, on a l’impression que c’est un crime d’en être une. Mon corps m’appartient, et ils ne le comprennent pas.» Elle ne sait pas encore si la révolution en Egypte changera les mentalités, n’en est pas certaine. Ce n’est pas qu’une question de personnes au pouvoir, mais une manière profonde de vivre ensemble en société. «Les gens ont pris l’habitude de s’oppresser mutuellement, parfois ce sont des femmes contre d’autres femmes. Elles peuvent être très sexistes», regrette Aliaa.

Les agressions régulières, place Tahrir et ailleurs, ne la surprennent pas.«Le viol n’est pas une question de désir sexuel, il est utilisé par les hommes pour maintenir leur pouvoir. Comme le port du voile, ce sont des outils de domination», analyse-t-elle. Lorsqu’elle publie ses photos, les gens l’insultent sur son blog et dans la rue, la menacent de mort. Elle est obligée de changer régulièrement d’appartement puis se terre chez un ami, à Alexandrie. Elle devient l’ennemi des salafistes. Mais, aussi, de certains féministes et révolutionnaires, qui jugent que son action est trop radicale et pas assez argumentée, qu’elle est contre-productive, que l’Egypte n’est pas prête, que c’est une manière occidentale de protester. Ce discours résonne avec les attaques contre Amina, lâchée elle aussi par la société civile. Le même schéma se reproduit : quand des femmes réclament le droit d’utiliser leurs corps comme bon leur semble, on dit d’elles qu’elles sont instrumentalisées, psychologiquement fragiles, trop jeunes pour réfléchir.

Les rares soutiens sont venus de quelques proches et de l’étranger. Son ancien compagnon, Kareem Amer, militant libertaire connu, l’a défendue. «Elle fait ce qu’elle veut. Elle utilise la photo pour délivrer un message aux salafistes et aux Egyptiens : “Mon corps n’est pas honteux”», nous avait-il expliqué à l’époque, fièrement.

A Londres, la militante féministe iranienne Maryam Namazie a publié en ligne un calendrier de nus pour la soutenir. «Amina et Aliaa représentent un nouveau mouvement de la libération de la femme, et, dans ce combat face au voile et à l’islam, la nudité représente un enjeu important», s’enthousiasme-t-elle.

Dans les prochains mois, Aliaa Elmahdy ne sait pas trop ce qu’elle va faire, à part continuer de protester. Elle habite dans un petit village près de Göteborg, dans un foyer pour réfugiés politiques. Elle reçoit une bourse du gouvernement pour se mettre à niveau en suédois. «Si je réussis les tests, je voudrais reprendre mes études, entrer dans une école de cinéma pour faire des films où je défendrais mes idées, les droits des femmes et la liberté de chacun de faire ce qu’il veut.» Elle n’oublie pas l’Egypte, même si elle sait qu’elle n’est pas prête d’y revenir : «J’ai gardé des contacts là-bas, je voudrais participer à l’ouverture d’une maison d’accueil pour femmes en danger.»

Elle sourit, un peu. Elle s’enfonce dans son fauteuil. Des gens passent pour une répétition, d’autres se réunissent pour une réunion. Ici, personne ne la remarque. Elle ne «regrette pas». Révolution ou non, elle «aurait posté les photos». Après, et bien, après, on verra. Si la liberté le veut.

En 6 dates

Novembre 1991 Naissance. Octobre 2011 Poste des photos d’elle nue sur son blog. Mars 2012 Fuit en Suède. Décembre 2012Première action avec les Femen. Juin 2013 Manifeste à Paris en soutien à Amina. Aujourd’hui Au tribunal de Tunis, audience des Femen européennes venues protester contre l’incarcération d’Amina.

http://www.liberation.fr/monde/2013/06/11/aliaa-elmahdy-en-torse-a-allah_910074 … (FONTE)