T.S. Eliot | La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock (The Love Song of J. Alfred Prufrock, 1917)

T.S. Eliot – La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock (The Love Song of J. Alfred Prufrock, 1917)
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La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock décrit les états d’âme d’un homme dans la quarantaine, esseulé et sans amour, conscient que ses aspirations et ses envies sont beaucoup plus profondes que celles du reste du monde. L’orateur sait que les femmes ne le regarderont pas s’il n’attire pas leur attention par quelques actes violents ; il ressent la nécessité d’attirer l’attention mais craint d’être rejeté et raillé. Un des éléments thématiques principaux du poème est d’ailleurs le vieillissement : L’orateur contemple les détails de sa détérioration physique, et médite l’idée d’une mort imminente.
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Allons-nous en donc, toi et moi,
Lorsque le soir est étendu contre le ciel
Comme un patient anesthésié sur une table :
Allons par telles rues que je sais, mi-désertes
Chuchotantes retraites
Pour les nuits sans sommeil dans les hôtels de passe
Et les bistrots à coquilles d’huîtres, jonchés de sciure :
Ces rues qui poursuivent, dirait-on, quelque dispute interminable
Avec l’insidieux propos
De te mener vers une question bouleversante…
Oh! ne demande pas : « Laquelle ? »
Allons plutôt faire notre visite.
 
Dans la pièce les femmes vont et viennent
En parlant des maîtres de Sienne.
 
Le brouillard jaune qui frotte aux vitres son échine,
Le brouillard jaune qui frotte aux vitres son museau
A couleuvré sa langue dans les recoins du soir,
A traîné sur les mares stagnantes des égouts,
A laissé choir sur son échine la suie qui choit des cheminées,
Glissé le long de la terrasse, bondi soudain,
Et voyant qu’il faisait un tendre soir d’octobre,
S’est enroulé autour de la maison, puis endormi.
 
Et pour sûr elle aura le temps,
La jaunâtre fumée qui glisse au long des rues,
De se frotter l’échine aux vitres ;
Tu auras le temps, tu auras le temps
De te préparer un visage pour les visages de rencontre ;
Le temps de mettre à mort et de créer,
Le temps qu’il faut pour les travaux et jours des mains
Qui soulèvent, puis laissent retomber une question sur ton assiette :
Temps pour toi et temps pour moi,
Temps pour cent hésitations,
Pour cent visions et révisions,
Avant de prendre une tasse de thé.
 
Dans la pièce les femmes vont et viennent
En parlant des maîtres de Sienne.
 
Et pour sûr j’aurai bien le temps
De me demander: « Oserai-je ? » et « Oserai-je ? »
Le temps de me retourner et de descendre l’escalier
Avec une couronne chauve au sommet de ma tête…
(Et l’on dira : « Mais comme ses cheveux se font rares! »)
Ma jaquette, mon faux col montant avec fermeté jusqu’au menton,
Ma cravate riche et modeste rehaussée d’une discrète épingle…
(« Voyez comme ses bras et ses jambes sont grêles ! »)
Oserai-je
Déranger l’univers ?
Une minute donne le temps
De décisions et de repentirs qu’une autre minute renverse.
 
Car je les ai connus, je les ai tous connus –
J’ai connu les soirées, les matins, les midis,
J’ai mesuré ma vie avec des cuillers à café;
Je sais les voix mourantes dans une mourante retombée
Sous la musique venue d’une pièce lointaine
Comment, dès lors, me risquerais-je ?
 
Et j’ai connu les yeux, je les ai tous connus –
Ceux qui vous rivent au moyen d’une formule
Et une fois mis en formule, une fois étalé sur une épingle,
Une fois épinglé et me tordant au mur,
Comment, dès lors, commencerais-je
A cracher les mégots de mes jours et détours ?
Comment, dès lors, me risquerais-je ?
 
Et j’ai connu les bras déjà, oui, tous connus…
Les bras cernés de bracelets et blancs et nus
(Mais sous la lampe duvetés de châtain clair !)
Est-ce un parfum de robe
Qui me fait ainsi divaguer ?
Les bras couchés sur une table, les bras qui enroulent un châle.
Devrais-je dès lors me risquer ?
Comment devrais-je commencer ?
 
Dirai-je : j’ai passé à la brune par des rues étroites,
Et j’ai vu la fumée qui s’élève de la pipe
Des hommes solitaires penchés en bras de chemise à leur fenêtre ?
 
Que n’ai-je été deux pinces ruineuses
Trottinant par le fond des mers silencieuses.
 
L’après-midi, le soir dort si paisiblement !
Lissé par de longs doigts,
Assoupi… épuisé… ou jouant le malade,
Couché sur le plancher, près de toi et de moi.
Devrais-je, après le thé, les gâteaux et les glaces,
Avoir le nerf d’exacerber l’instant jusqu’à sa crise ?
Mais bien que j’ai pleuré et jeûné, pleuré et prié,
Bien que j’ai vu ma tête (qui commence à se déplumer) offerte sur un plat,
Je ne suis pas prophète… et il n’importe guère ;
Ma grandeur, j’en ai vu le moment vaciller,
Mais j’ai vu l’éternel Laquais tenir mon pardessus et ricaner,
En un mot j’ai eu peur.
 
Aurait-ce été la peine, après tout,
Après les tasses, le thé, la marmelade d’orange
Parmi les porcelaines et quelques mots de toi et moi,
Aurait-ce été la peine
De trancher bel et bien l’affaire d’un sourire,
De triturer le monde pour en faire une boule,
De le rouler vers une question bouleversante,
De dire : « Je suis Lazare et je reviens d’entre les morts,
Je reviens pour te dire tout, je te dirai tout » –
Si certaine, arrangeant un coussin sous sa tête,
Avait dit : « Non, ce n’est pas ça du tout;
Ce n’est pas ça du tout que j’avais voulu dire. »
 
Aurait-ce été la peine, après tout,
Aurait-ce été la peine,
Après les arrière-cours, les couchers du soleil et les rues qu’on arrose,
Après les tasses de thé et les romans, après les jupes qui traînent sur le plancher –
Et ceci et tant d’autres choses ?
Ah! comment exprimer ce que je voudrais dire ?
Mais comme si une lanterne magique projetait le motif des nerfs sur un écran:
Aurait-ce été la peine si certaine,
Arrangeant un coussin ou rejetant un châle,
S’était tournée vers la fenêtre en déclarant:
« Ce n’est pas ça du tout,
Ce n’est pas ça du tout que j’avais voulu dire. »
 
Le Prince Hamlet ? Non pas, je n’ai jamais dû l’être ;
Mais un seigneur de la suite, quelqu’un
Qui peut servir à enfler un cortège
A déclencher une ou deux scènes, à conseiller
Le prince ; assurément un instrument commode,
Déférent, enchanté de se montrer utile,
Politique, méticuleux et circonspect ;
Hautement sentencieux, mais quelque peu obtus ;
Parfois, en vérité, presque grotesque –
Parfois, presque, le Fou.
 
Je vieillis, je vieillis…
Je ferai au bas de mes pantalons un retroussis.
 
Partagerai-je mes cheveux sur la nuque ? Oserai-je manger une pêche ?
Je vais mettre un pantalon blanc et me promener sur la plage.
J’ai, chacune à chacune, ouï chanter les sirènes.
 
Je ne crois guère qu’elles chanteront pour moi.
Je les ai vues monter les vagues vers le large
Peignant les blancs cheveux des vagues rebroussées
Lorsque le vent brasse l’eau blanche et bitumeuse.
 
Nous nous sommes attardés aux chambres de la mer
Près des filles de mer couronnées d’algues brunes
Mais des voix d’hommes nous réveillent et nous noient.
 
***
 
T. S. Eliot (1888-1965) – La terre vaine et autres poèmes (Points) – Traduit de l’anglais par Pierre Leyris.

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